Comme je l’ai écrit précédemment, je vis à Liangshan, qui est une préfecture autonome yi dans le sud du Sichuan. Les Yis sont une des 56 minorités ethniques de Chine vivant principalement dans le sud du Sichuan, le Yunnan et l’ouest du Guizhou, d’une population de près de 8 millions d’habitants, et parlant une langue de la famille tibéto-birmane. Le samedi 21 novembre 2015, c’était le réveillon de la nouvelle année yi, que j’ai passé à Xining, petit village appartenant au comté de Leibo.
J’ai déjà parlé à plusieurs reprises des Yis dans ce blog, mais uniquement par bribes. Je profite de cet article pour rassembler les connaissances basiques mais essentielles sur ce groupe ethnique.
Origine légendaire du monde selon les Yis
Le récit des origines du monde est contenu dans un livre appelé Hnewo Tepyy (ꅺꊈꄯꒉ [n̥ɯ³³ɣo³³thɯ²¹ʑɿ³³]). En nuosu (la langue des Yis, en tout cas telle que je la connais dans le Liangshan), tepyy veut dire « livre », on peut donc appeler ce livre le « livre des origines », c’est le livre yi de la genèse, qui est un récit mythique de l’origine du monde. Il en existe plusieurs versions car ce récit a été et est toujours transmis de façon orale. J’ai à disposition une version nuosu/chinois mais je n’ai pas pris le temps de la lire, je ne peux donc pas en parler beaucoup. Je suis sûr pourtant que c’est passionnant et essentiel pour comprendre la culture yi…
Je sais en revanche que ce livre parle du héros mythique « Zhyge Alu » (ꍜꇰꀉꇐ Zhyxge Axlu) , qui est le héros qui fit tomber les soleils et les lunes en trop après la création du monde, avec son arc. Cette légende imprègne encore la culture yi. Par exemple le poète et universitaire Apkup Vytvy (né en 1964 à Mianning à Lianghsan) a composé un poème intitulé « Chercher l’âme de Zhyge Alu » (en nuosu : Axlu yyr kut). Zhyge Alu apparaît aussi dans l’art pictural, voir cet exemple de dessin par le bimo Qubi Shuomo (voir plus bas, dans le paragraphe sur la religion, ce qu’est un bimo) :
Origine légendaire des Yis
Les Yis sont un groupe ethnique, ce qui signifie qu’il existe une diversité certaine sous cette appellation commune : les Yis du nord (Sichuan) sont différents de ceux du sud (Yunnan, et même Vietnam où ils sont appelés « Lolo »). Il y a une diversité dans les dialectes (non inter-intelligibles), dans les vêtements, dans la culture, etc. Pourtant, la légende veut que tous les Yi descendent d’un ancêtre commun appelé « Apu Dumu » (ꀉꁌꅋꃅ axpu ddutmu ou ꀉꁌꐧꃅ axpu jjutmu). En nuosu, axpu [a³⁴phu³³] est le terme qu’on utilise pour dire « grand-père ». Par extension il signifie aussi « ancêtre ». Apu Dumu aurait eu trois femmes et avec chacune d’elles deux fils. Les deux aînés auraient conquis le Yunnan et leur descendants auraient occupés une grande partie du Yunnan, les deux fils du milieu auraient tenté d’aller vers l’est mais auraient été battus par les Chinois et se seraient installés dans l’ouest du Guizhou, et les trois derniers seraient allés vers le nord et se seraient installés dans le sud du Sichuan, à Liangshan.
Origine « historique » des Yis
Les Yis sont un peuple « tibéto-birman » au sens où ils parlent une langue tibéto-birmane, tout comme les Tibétains et les Birmans bien sûr, mais aussi de nombreux autres groupes ethniques du sud-ouest de la Chine comme les Pumi, les Naxi, les Qiang, etc. Cette similarité de langue incite à penser à une origine commune et on pense que tous ces peuples pourraient avoir un lien de parenté avec l’ancien peuple Qiang, vivant au nord-est du plateau tibétain il y a quatre mille ans (actuellement entre le Qinghai et le Gansu, dans la vallée du fleuve jaune). Cet ancien peuple aurait migré progressivement vers le sud et aurait donné naissance à tous ces peuples actuels. Ceci n’est qu’une théorie, mais appuyée sur l’existence de cet ancien peuple dont on sait qu’il était tibéto-birman, et qui était même connu par les Chinois de l’époque. En réalité les migrations ont dû être progressives, à différents moments de l’histoire, et les populations migrantes ont dû se mélanger avec les populations installées précédemment, ce qui peut expliquer la très grande diversité dans les peuples tibéto-birmans. Parenthèse qui n’a rien à voir : je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur l’histoire antique de la Chine grâce à l’archéologie. Par exemple, les Chinois ont longtemps affirmé que le berceau de leur culture était dans la vallée du fleuve jaune. Pourtant, les découvertes archéologiques dans le Sichuan au 20ème siècle à Sanxingdui et en 2001 à Chengdu sur le site de Jinsha montre qu’il existait dans la région une civilisation à l’âge du bronze, contemporaine de la dynastie Shang. Mais il n’y eut pas de contacts entre les deux, et l’histoire chinoise ne mentionne nulle part cette mystérieuse civilisation, dont on ne sait pas pourquoi elle a disparu. Si vous venez dans le Sichuan, je vous recommande vivement de visiter les sites archéologiques de Jinsha ou de Sanxingdui pour en savoir plus…
J’ai déjà parlé un peu de l’histoire des Yis en parlant de l’histoire de Xichang, notamment des royaumes de Nanzhao, de Dali, puis l’invasion mongole et jusqu’à la période moderne, je ne vais pas réécrire tout ça ici, il faut lire l’article précédent !
La société traditionnelle chez les Yis
Traditionnellement la société yi est divisée en castes et en clans. Les castes hiérarchisent la société, voici les différentes castes de la plus haute à la plus basse :
- caste des seigneurs (ꌅꃀ nzy mop)
- caste des aristocrates (ꆈꉼ nuo hop) appelés les « Yis noirs »
- caste moyenne (ꐎꉺ, qu hox) appelés les « Yis blancs »
- caste des esclaves supérieurs (ꈝꏦ ggap jie)
- caste des esclaves moyens (ꇤꑭ ga xy)
- caste des esclaves inférieurs (ꈵꏦ mgap jie)
La société yi était donc esclavagiste. Les castes les plus basses, utilisées pour aider aux travaux des champs n’étaient rien d’autre que des « outils doués de la parole ». Les esclaves étaient souvent issus des autres ethnies, comme les Chinois. Les Yis faisaient aussi le commerce d’enfants. L’esclavage a finalement été aboli avec les communistes, mais les familles yi des castes supérieurs conservent la mémoire de leur statut autrefois élevé. Certaines de ces familles n’autorisent pas par exemple le mariage avec une personne de caste inférieure. Les Yis noirs en particuliers devaient se marier dans la même caste, et dans un clan différent, car la société est aussi divisée en clans. Ainsi il y avait une centaine de clans chez les Yis noirs, pour une population de 70 000 personnes environ à Liangshan. Pour en savoir plus sur l’esclavage pratiqué par les Yis, il faut se rendre au musée des Yis à Xichang.
Les castes les plus basses n’étaient pas vraiment considéré comme des Yis. D’ailleurs les Yis se désignent eux-mêmes par le mot « nuosu » (ꆈꌠ, comme le nom de leur langue), le « nuo » qui veut dire « noir » est le même que dans « nuo hop » terme qui désigne les Yis noirs.
Religion
Les Yis sont traditionnellement animistes. Leur religion, parfois plutôt appelée « culture » est la religion des bimos (ꀘꂾ bimox). Les bimos sont des shamans qui possèdent cette fonction de façon héréditaire. Ce sont des lettrés : ils sont capables de lire les anciennes écritures yi, ce qui est très rare. Le nuosu est surtout une langue parlée, même si l’écriture est un peu enseignée dans certaines classes et qu’il existe des livres modernes écrits dans cette langue. Je n’ai encore jamais rencontré un Yi qui soit capable de lire les caractères yi. Les bimos sont ceux qui gardent en mémoire l’histoire, les traditions, les croyances et les règles du peuple yi. Ils peuvent faire des guérisons et conduire des cérémonies religieuses.
En parallèle des bimos il y a aussi les sunis (ꌠꑊ sunyit) qui sont des mediums : il ont la capacité de communiquer avec les esprits et peuvent faire certains rituels magiques. Mais cette fonction n’est pas héréditaire et ils sont moins puissants que les bimos.
Les Yis croient traditionnellement aux esprits. Ceux des ancêtres, et aussi des montagnes, des forêts, des rochers, des rivières, du vent, du ciel, etc. Ils croient aux dragons qui protègent les villages, et aux démons qui sont responsables des maladies.
Aujourd’hui, ces croyances sont de moins en moins partagées chez les jeunes générations, mais les bimos sont toujours requis lors de grands événements.
La religion bimo est une très ancienne tradition. Il existerait des documents transcrivant une généalogie de bimos successifs contenant 170 générations, ce qui ferait remonter le premier à il y a plus de 4200 ans si on prend 25 ans pour une génération. (Remarque : autrefois quand il n’y avait pas l’écriture yi, tout était conservé oralement, par exemple avec des poèmes ou chansons, donc la datation n’est pas fiable, un peu comme les généalogies de la bible).
Les fêtes yi
Dans l’année, il y a deux principales fêtes chez les Yis : la fête des torches et le nouvel an. Le nouvel an est une fête plus intime, alors que la fête des torches donne lieu à des manifestations en public, d’ailleurs il est possible de venir assister aux festivités de la fête des torches à Liangshan.
Apparemment, la fête des torches a lieu le 24ème jour du 6ème mois du calendrier lunaire (chinois ?). Cette année c’était le 8 août. Autrefois les Yis avait un calendrier traditionnel et divisaient l’année en 10 mois de 36 jours mais ils seraient passés à 12 mois sous l’influence des Chinois. Je ne sais pas comment fonctionne aujourd’hui précisément le calendrier yi… Pendant la fête des torches, on allume de grandes torches dans la rue avec du petit bois sec, et on danse autour. Les torches sont censées repousser les mauvais esprits. Aujourd’hui les Chinois ont essayé de tirer profit de cette fête pour développer le tourisme (dans les grandes villes yi du Yunnan et du Sichuan) et on trouve davantage de Chinois en quête de dépaysement que des Yis qui participent à cette fête. Pour trouver quelque chose de plus authentique, il faut se rendre dans les campagnes. À Xichang on peut assister à d’autres festivités lors de cette fête, par exemple des combats de bœufs, de béliers ou de coqs (les animaux ne sont jamais blessés), ou des concours de beauté (avec élection de « miss yi »).
Ces fêtes sont officiellement fériées à Liangshan, tout comme les fêtes chinoises (nouvel an chinois, fête de Qingming, mi-automne…) et la fête nationale, ce qui fait que les habitants de Liangshan, qu’ils soient Yis ou Chinois, ont plus de congés que les habitants d’autres régions de Chine qui n’ont que les fêtes chinoises…
Nouvel an yi à Xining
Cette année donc, le dernier jour de l’année yi était le 21 novembre. Je crois que la date varie tous les ans et je ne sais pas en fonction de quoi, personne n’a su m’expliquer. On m’a dit que cela changeait tous les ans, et que c’était calculé peu de temps à l’avance (quelques semaines à l’avance ?). En tout cas c’est toujours aux alentours de fin novembre.
Je suis allé à Xining, un village appartenant au comté de Leibo, où j’ai plusieurs amis yi. Xining s’écrit exactement comme la ville de Xining qui est la capitale du Qinghai. Évidemment il ne faut pas confondre ! Pour venir j’ai pris un bus de Leibo (durée 5 heures). La route est très mauvaise, et il y a un passage où on frôle carrément un ravin, sur une route à demi écroulée.
Un ami m’avait invité à passé le nouvel an chez lui. Xining est vraiment petit. Il ne doit y avoir que quelques milliers d’habitants dans le bourg, ce qui pour la Chine est vraiment petit. Tout le monde se connaît.
Jusqu’à la fin des années 90, Xining était prospère. Beaucoup de gens vivaient de l’exploitation de la forêt. Mon ami me dit que Xining était un petit Hong Kong, avec des karaokés, des bars, des cybercafés. Mais à la fin des années 90 donc, les autorités ont décidé pour protéger l’environnement d’interdire d’abattre les arbres et depuis Xining périclite peu à peu. Beaucoup de gens sont partis, dont une grande proportion de Chinois. Maintenant les rues sont presque désertes. Voyez comment est la rue principale du bourg :
Pour le nouvel an, les familles yi tuent des cochons (pas d’autres animaux). Mon ami, lui, a acheté 2 cochons. Il en a tué un le 20, l’autre le 21.
Ici, on n’étourdit pas les animaux avant de leur sectionner la carotide, que ce soit les poulets, les chèvres ou les cochons. On étourdit que les bœufs, qui sinon peuvent se débattre dangereusement.
Dépecer le cochon prend du temps. Une fois vidé de son sang, on l’ébouillante pour pouvoir enlever ses poils (ou alors on passe un coup de chalumeau), puis il faut enlever les organes (qu’on conserve tous, sauf les testicules qui donneraient un goût très amer à la viande) et découper les différents morceaux. Il faut aussi laver soigneusement les intestins, gardés pour faire des saucisses.
Mon ami, qui a le même âge que moi, sait parfaitement tuer et dépecer les animaux, comme beaucoup de Yis de notre génération.
La plupart des morceaux ne pouvant être consommés immédiatement, on les sale avant de les fumer.
Après avoir enfin fini de s’occuper de la viande le 21 en début d’après-midi, on peut commencer à passer la nouvelle année. On se rend d’abord chez une tante de mon ami, dans un endroit reculé de la campagne environnante. On lui apporte deux sceaux de viande de cochons à fumer. On mange et on boit. Les Yis sont un peuple buvant beaucoup d’alcool.
On reste quelques heures puis on retourne dans le bourg de Xining. Des amis nous rejoignent et nous continuons les festivités. Pour le nouvel an, je n’ai pas observé de rite particulier chez mon ami ou dans le village. Pas de pétards comme les Chinois (les Yis font péter des pétards quand une personne meurt), pas de lanternes rouges ni d’autres décorations. La seule chose que j’ai observée, c’est qu’avant de commencer à manger chez lui, il a choisi les meilleurs morceaux qu’il a mis dans un bol et il a posé ce bol et une canette de bière en haut d’une armoire, pour ses parents disparus.
Dans la soirée, je pars avec trois autres amis vers un village avoisinant où ils ont grandi. L’un d’entre eux n’est pas revenu passé le nouvel an depuis de nombreuses années. Nous passons notamment chez un de ses oncles. Il lui apporte deux caisses de bières en cadeau. Nous mangeons encore une fois. Nous allons aussi chez une de ses tantes, et enfin chez un autre ami. À chaque fois nous devons manger au moins un morceau et boire une gorgée.
Aller de maison en maison est assez particulier. Il est même possible de se faire inviter chez un total inconnu, et celui-ci vous proposera toujours à manger et à boire.
L’alcool consommé ici par les Yis est un alcool de maïs, fait maison (dont la fermentation se fait dans des grands bac en bois) :
Ici chacun fait son propre alcool. Le jus fermenté coule goutte à goutte dans une grande bassine.
Il ne faut pas en boire beaucoup. Cet alcool a un goût légèrement sucré mais n’est pas très fort. Il ne rend pas ivre tout de suite mais agit avec retard, ce qui est donc piégeux. Vu ce qui macère dans le jus et vu ses caractéristiques, je soupçonne fortement que cet alcool contient un taux non négligeable de méthanol. Bon, boire ce moût qui n’est pas distillé ne va pas rendre quelqu’un aveugle, mais pour sûr ce n’est pas sain…
Après avoir fait ce petit tour, on rentre dans le bourg, chez la maison de mon ami. Il est tard mais on continue de manger quelques morceaux, avant de finalement aller se coucher. Voilà, c’est terminé, on est dans la nouvelle année !
Pour conclure, je garde une impression bizarre du nouvel an yi. On n’a pas l’impression de passer dans une nouvelle année : pas de compte à rebours, pas de manifestation particulière de joie à l’idée du nouvel an. Seulement des visites à de la famille que l’on ne voit pas souvent, de la viande de cochon et de l’alcool de maïs. Mais c’est surtout l’ambiance et le sentiment particulier de proximité entre les villageois qui est intéressant. Et aujourd’hui, il faut aller dans un endroit reculé tel que Xining pour ressentir cela (à Leibo on tue des cochons et on mange en famille, mais on ne peut plus vraiment s’inviter chez des inconnus).
ꈎꏅꃅꌒ ! kut shyr mu sa ! Bon passage dans la nouvelle année !
Salut Pierre-Jean, merci pour cette histoire. Le dépaysement doit être garanti! Continue de nous faire vivre ton quotidien 🙂
Merci pour toutes ces explications, bien claires. Et continuez de nous faire rêver.